Conférence à l'occasion de "La Campagne
Semaines Pascales 2000" (avril-juin 2000) - Texte repris de : http://www.wagne.net/csp/csp2000/contributions_2000/moukoko_priso.htm
Le
thème "Politique et Tribalisme" me semble très complexe, délicat et
même risqué pour quiconque veut en parler librement et sans détour. J'ai été
sollicité pour en parler avec vous à l'occasion de "La Campagne Semaines
Pascales 2000". Si j'ai accepté le risque, c'est pour plusieurs raisons
dont la principale pour moi est la suivante : la question du tribalisme est
d'une importance capitale dans le Kamerun et dans l'Afrique d'aujourd'hui ; or
si nous ne faisons nous-mêmes rien pour affronter et résoudre les problèmes,
même les plus difficiles, qui se posent à nous, personne d'autre ne le fera à
notre place, et alors, rien ne changera dans nos sociétés. Si ma mémoire est
bonne, je crois que c'est Saint Augustin qui a dit quelque part, "celui
qui t'a créé sans toi, ne te sauvera pas sans toi". Je veux comprendre
dans cette phrase, un appel pour que nous fassions aussi nous mêmes quelque
chose pour être sauvés.
Chacun
a ses chances dans la vie. Je considère comme une de mes chances, d'être né et
d'avoir grandi dans une région du Kamerun dont on serait tenté de dire qu'elle
est en quelque sorte prédestinée à vivre des flambées de tribalisme ; car elle
est sans doute devenue, en ce siècle finissant, l'une des plus cosmopolites du
pays en termes de peuplement : le Mungo. C'est dire que j'ai pu observer très
tôt les relations et rapports entre les Kamerunais de diverses ethnies de notre
pays. Mai j'ai aussi passé mes années d'adolescent en internat et dans des
cités universitaires, ce qui m'a donné la possibilité d'observer de près mes
camarades de toutes les ethnies du Kamerun, et de toutes les régions du pays.
Ceci étant,
chacun de nous s'en souvient : entre 1985 et 1987, le pays a connu une flambée
de crises inter-etniques pratiquement sans précédent. Ces évènements m'ont
conduit à engager, en 1987, l'écriture d'une étude publiée par la suite sous la
forme d'un livre intitulé : Tribalisme et Problème National en Afrique
Noire, le cas du Kamerun, paru aux éditions L'Harmattan à Paris en 1989.
J'ai mis deux années bien pleines pour écrire ce livre : parce que je voulais
aller autant que possible au fond des choses. Pendant que je travaillais sur ce
livre, ont éclaté en 1988 au Burundi des événement inter-ethniques sanglants. A
cette date, on croyait avoir connu le pire. Et pour certains, cela n'arrivait
qu'aux autres. Je n'en étais pas du tout persuadé, et l'introduction à mon
livre commence comme suit :
"Survenant après une période de calme relatif trompeur, les évènements de 1988 au Burundi ont rappelé à l'opinion africaine et internationale que, derrière les propos d'autosatisfaction de plusieurs dirigeants sur la question ethnique et le problème de l'unité nationale en Afrique Noire, continue de se développer une situation qui peut, à tout moment, prendre une tournure dramatique. Bien qu'il soit de bon ton de faire semblant de croire que de tels problèmes ne se posent que chez les autres, une revue, même rapide, de l'ensemble des pays africains, montre que les situations sont très proches l'une de l'autre, partout sur notre continent".Quelques années plus tard, en 1994, on vivait le drame du Rwanda.
Je propose de parler, dans cette introduction à notre réflexion-échange de ce jour, en trois temps : (1) il faut nous entendre sur les termes que nous employons : (2) pour vaincre le tribalisme, il faut d'abord l'identifier correctement et le comprendre profondément ; (3) quelques suggestions pour espérer vaincre le tribalisme.
S'entendre sur les termes
J'espère que tout le monde a compris depuis longtemps, que les luttes des Tchétchènes, des Slovènes, Kossovars, Croates, des Tibétains, etc., etc., qui sont plusieurs millions, pour défendre ce qu'ils considèrent comme leurs droits, sont des luttes nationales (certes de "petites nations", mais des nations quand même). Tandis que 20 millions d'Igbo, autant ou plus de Yoruba ou de Zulu, ne peuvent mener que des luttes intestines de tribus archaïques toujours prêtes à se bouffer les unes les autres, comme elles adoraient le faire avant l'arrivée des blancs. Pour essayer de mettre totalement à nu cette énorme escroquerie intellectuelle, il est absolument nécessaire de nous entendre d'abord sur les termes que nous allons utiliser par la suite.
Dans
"tribalisme", il y a évidemment "tribu". Et alors, c'est
quoi une "tribu" ? Selon le Petit Larousse 1992, "la tribu (est
un) groupement de familles sous l'autorité d'un même chef".
Au sens
de cette définition, il n'y a donc pas de tribu Bamiléké, ni Bulu, Ewondo,
Bafia, Duala, Hausa, Sawa, etc., etc. C'est clair et c'est net. Aussi, les
doctes académiciens, qui s'en sont rendu compte, ont modifié la définition dans
l'édition 1999 du même Petit Larousse. Mais le nouveau CD-Rom, qui ajoute
quelques autres critères distinctifs de la tribu, ne fait que confirmer une
chose, à savoir que les auteurs sont tout, sauf sérieux.
Ecoutons donc des voix scientifiquement plus autorisées sans doute : le Dictionnary of the Social Sciences, publié en 1964 sous les auspices de l'UNESCO, écrit sous la plume de John J. Honigmann :
"En général, les anthropologues sont d'accord sur les critères au moyen desquels une tribu (en tant que système d'organisation sociale) peut être décrite : un territoire commun, une tradition de descendance commune, un langage commun, une culture commune et un nom commun, tous ces critères forment la base de l'union de groupes plus petits tels que des villages, des bandes, des districts, des lignages". (Page 729).
Ecouton un sociologue Kamerunais, Nsame Mbongo. Dans un article publié par la Revue Présence Africaine en 1985, n° 136, il écrit :
"La tribu représente un groupe ethnique dans lequel la parenté, les hiérarchies selon l'âge, la naissance, la descendance familiale, etc., les droits fonciers collectifs et une faible intégration de personnes étrangères notamment, forme l'ossature de la société et qui, à l'inverse du clan, pratique le mariage entre les membres des divers clans exogames, ceci en l'absence de classes sociales nettement différenciées ou d'un dispositif d'Etat achevé". (Problèmes théoriques de la question nationale en Afrique, op. cité, pages 39-40).
Il me
semble donc moins incohérent désormais, de considérer que la plupart des
groupes ethniques de ce pays, pour ne pas dire tous, ayant une langue, un
territoire d'origine, une forte propension à s'auto-identifier, une forme
d'organisation social comprenant évidemment une façon de produire et reproduire
la vie, que ces groupes donc, sont à un stade de leur développement historique
qui doit les faire prendre comme des nationalités (et même des nations pour
certains), auxquelles il manquerait simplement leur état national propre. Je
m'empresse de dire que la question de savoir si ces nations et/ou nationalités
doivent nécessairement avoir leur état national propre est une autre affaire
dont on peut parler mais ce n'est pas, je crois, à proprement parler, l'objet
de notre causerie de ce soir. Dans cette perspective, nous devons considérer le
Kamerun actuel comme un pays multi-national, ni plus ni moins.
Quand
nous parlons donc de nation kamerunaise à l'heure actuelle, c'est, non pas au
sens des définitions de la nation telles qu'elles ont été données en Europe au
19ème siècle. C'est bien plus au sens d'un projet en construction, un processus
à travers un cheminement à inventer, inédit avec les populations elles-mêmes.
Il ne s'agit nullement d'appliquer un quelconque schéma préétabli. Et
"l'unité nationale" du Kamerun ne peut certainement pas se faire
"par le fer et par le sang", par des guerres savamment orchestrées
contre un prétendu "ennemi héréditaire", comme elle se fit pour de
nombreux pays européens, et continue d'ailleurs de se faire aujourd'hui même.
Aussi,
lorsqu'on examine attentivement ce que la littérature politique, mais aussi
celle qui a des prétentions scientifiques mais teintée d'européocentrisme (et y
compris ses variantes que les kamerunais et plus généralement les africains ont
eux-mêmes intégrées), quand on examine donc tout cela, je prétends que ce que
l'on appelle "tribalisme" en Afrique aujourd'hui ne peut avoir tout
au plus que deux significations, et ce sont les seules que je retiendrai :
Primo :
le tribalisme est, en fait, la forme spécifique que revêt aujourd'hui, en
Afrique Noire, la question des nationalités. Et ça, cette première thèse, c'est
ce que la pensée européenne, y compris dans les milieux savants, refuse de
reconnaître.
Secundo : le tribalisme est, en fait, l'ensemble des manifestations de chauvinisme ethnique que l'on rencontre dans toutes les sphères de la vie sociale en Afrique noire. Et ça, cette seconde thèse, c'est ce que l'Afrique dans sa quasi-totalité, refuse de combattre réellement.
Ces
deux sens sont d'ailleurs liés, comme on le voit rapidement : le second a
tendance à être une sorte de déchet inévitable du premier, lequel englobe le
mieux l'ensemble des problèmes liés au caractère multi-ethnique des pays
africains actuels.
Le
tribalisme, à mon sens, ce n'est donc pas le fait de parler sa langue
maternelle, ni d'aimer manger un plat qu'on a souvent mangé depuis sa plus
tendre enfance. Ce serait ridicule, car alors tout le monde sur la planète
serait tribaliste pratiquement à tout moment. Mais si on considère sa langue
comme "supérieure" aux autres, à partir de critères indéfinissables,
ou sa cuisine comme "meilleure" que celle des autres à partir des
critères subjectifs mais qu'on tente de faire passer pour objectifs, là, on
commence à déraper vers un certain chauvinisme ethnique. Si l'on s'applique à
ne faire quoi que ce soit qu'avec des gens de son ethnie, il y a dérapage. Si
l'on s'ingénie à ne s'entourer que de gens de son ethnie ; si étant dans une
position de direction ou chef d'un groupe social, on veille à la seule
promotion des gens de son ethnie, alors il y a de quoi s'interroger ; si,
enseignant, on s'amuse à mettre de bonnes notes aux seuls jeunes de son ethnie
même quand ils ne les méritent pas, ou si on déclare admis aux examens et
concours en priorité, sans qu'ils le méritent, les gens de son ethnie, on peut
alors difficilement prétendre éviter l'accusation de tribalisme, de chauvinisme
ethnique. Etc., etc.
Identifier et bien comprendre le tribalisme
Après plusieurs siècles d'histoire mouvementée et souvent sanglante, la question des nationalités n'a, c'est évident, toujours pas reçu de solution satisfaisante en Europe. Et le roman feuilleton des éruptions ethniques récurrentes sur ce continent, rappelle ce fait de manière aussi dramatique que permanente. Il se trouve simplement que, actuellement, l'Europe a, entre autres avantages, celui d'être parmi ceux qui dominent le monde. Elle peut donc se permettre des luttes internes localisées, sans grandes conséquences négatives pour elle. Par contre, l'Afrique est, aujourd'hui, encore et plus que jamais depuis bientôt 700 ans, écrasée d'oppression et d'exploitation. Si donc elle ajoute à cette cohorte de fléaux des luttes internes à tendances centrifuges, ce n'est sûrement pas comme cela qu'elle pourra espérer s'en sortir.
Contrairement
à une thèse détestable parce qu'horriblement fausse qu'on a pourtant voulu
répandre, c'est un fait que la lutte pour l'indépendance de notre pays avait,
dans les années 1950, commencé à faire sérieusement reculer les contradictions
et oppositions inter-ethniques. La question importante à ce sujet est donc de
savoir comment nous avons pu en arriver à la situation actuelle où, de l'avis
général, nous assistons à une sorte de "renouveau tribaliste"
généralisé qui subjugue le pays et les kamerunais ; au point où même des secteurs
qu'on considérait comme "les noyaux durs" de la lutte contre le
tribalisme sont aujourd'hui gangrenés.
Ce que
je désigne ici par "renouveau tribaliste" a en effet une base
socio-économique objective, et cette base est cyniquement et sciemment exploitée
par les couches sociales dirigeantes de toutes les ethnies sans exception, pour
approfondir et parfois même créer les oppositions entre les ethnies.
Avant
d'aller plus loin, et par souci de clarté, il convient d'attirer l'attention
sur ceci : ceux-là même qui expliquent chaque jour aux populations que telle ou
telle ethnie (prise globalement, dans sa totalité) en veut à telle ou telle
autre (généralement la leur), ces gens là, s'entendent pourtant comme larrons
en foire depuis bientôt 40 ans, avec leurs amis de ces ethnies
"ennemies", à la tête du parti-état unique, pour contrôler l'appareil
d'état, et s'imposer au pays et à l'ensemble du peuple de toutes les ethnies
sans exception non plus, donc y compris la leur. Je propose la grille suivante
de lecture et de compréhension de ces phénomènes.
Bases sociales et économiques du tribalisme
actuel
Depuis longtemps, il est finalement admis qu'on ne comprend vraiment ce qui se passe dans la sphère politique, sociale et culturelle d'une société donnée, que si l'on va chercher les causes fondamentales des phénomènes qu'on observe, dans la sphère économique. Naturellement, ceci n'exclut pas une certaine autonomisation des premières par rapport à l'économie, contrairement à ce qu'une interprétation trop mécaniste de ce principe a pu suggérer. Or, à quoi avons-nous assisté au cours du dernier demi-siècle dans ce pays ?
Depuis
au moins 1960, le système économique qu'a connu le Kamerun, reste
fondamentalement caractérisé par une mainmise étrangère sur tout ce qui est essentiel,
et point n'est besoin de faire un dessin à ce sujet. Au moment de
l'indépendance de 1960, aucune classe d'entrepreneurs kamerunais n'existe
vraiment, qui disposent de capitaux ni de savoir-faire qui puissent lui
permettre de créer et gérer des secteurs importants de l'économie du pays. Car
tel n'avait jamais été le but, la finalité, du colonialisme. Dans ces
conditions, et indépendamment de la démagogie étatisante et parfois même
"socialisante" de l'époque (dans toute l'Afrique néo-colonisée), l'Etat
apparaît, en 1960, comme la seule force pouvant prétendre posséder ou amasser
(au moins potentiellement), assez de ressources pour créer et gérer des
entreprises de quelqu'importance. Cela est d'autant plus facilement accepté,
qu'à cette date, la tendance dominante est à penser en termes de
"libération nationale et construction de la nation". Et qui, mieux
que l'Etat, peut prétendre conduire une telle libération et une telle
construction ?
Or,
dans la mesure où ce qui deviendra plus tard, au fil des ans, la bourgeoisie
néo-coloniale dominante, n'a aucune force économique consistante, elle ne peut,
au début des années 1960, et en tant que classe sociale, que se contenter de
miettes que lui laisse le capital étranger dominant. Dans ces conditions, si
elle veut grandir, elle est obligée de faire main-basse sur l'appareil d'état,
la seule source de pouvoir actuel dans la société, aussi bien au plan politique
qu'économique et même culturel. Alors, se met progressivement en place le
système qu'on fait semblant de ne découvrir qu'aujourd'hui. A savoir que les
divers clans ethniques de la bourgeoisie engagent des batailles pour le
contrôle de l'appareil d'état, appareil qui seul ouvre, dans les conditions
présentées plus haut, la porte à tous les tripatouillages possibles sur les
sociétés publiques et parapubliques, les détournements et vols les plus variés.
Ces luttes par les clans ethniques sont la conséquence d'un phénomène que les
conditions d'accession à l'indépendance ont provoqué : l'instauration du parti unique.
Car il n'était pas question de laisser les courants politiques véritablement
nationalistes s'exprimer, ce qui aurait été équivalent à un suicide de la part
des forces anti-indépendance à qui, pour les besoins de la cause justement, les
colonialistes avaient pris soin de confier le pouvoir avant la proclamation de
l'indépendance frelatée. Dans la mesure donc où il était interdit de
s'organiser politiquement en dehors du parti unique, même les bourgeois
eux-mêmes en étaient réduits à s'organiser "autrement" au sein de ce
parti. Et pour le faire en confiance, ils le firent en clans ethniques.
Quiconque
a sa mémoire se souvient que, c'est dix ans après l'indépendance, et 4 ans
après l'instauration du parti unique UNC, donc en 1970, alors que la
bourgeoisie croit avoir enfin brisé l'opposition politique UPC pour de bon,
qu'Ahmadou Ahidjo lance à ses amis le fameux mot d'ordre "enrichissez-vous
!". Cinq ans plus tard, en juillet 1975, M. Paul Biya est nommé Premier
Ministre en charge de l'économie. Il restera sans interruption à ce poste
pendant 7 ans, et ne le quittera que pour passer au poste suprême de Président
de la République. Comme par hasard, cette année 1975, en février, la
bourgeoisie a déclaré publiquement et solennellement, qu'elle se considère désormais
comme majeure, et a réuni à cette occasion à Douala, son "congrès de la
maturité". Ce n'est donc pas de la spéculation que de dire que le nouveau
Premier Ministre est bel et bien celui de la bourgeoisie désormais sûre
d'elle-même, et qui va développer rapidement son système économique et social :
celui des couches dirigeantes du néo-colonialisme. Tout ce qui deviendra par la
suite les fléaux dominants de la société kamerunaise prend son départ entre
1975 et 1980. Les faits sont en effet les faits : 5 ans après cette année 1975,
en février 1980 à Bafoussam, au congrès suivant de l'UNC, Ahidjo prononce un
discours-fleuve de 4h20 minutes, entrecoupé "70 fois par des
applaudissements nourris" selon les inénarrables journalistes de Cameroon
Tribune de l'époque, donc certains sont aujourd'hui Ministres. Et alors, la
bourgeoisie avoue qu'en 10 ans d'application du mot d'ordre de 1970, elle a
engendré un système profondément pourri et immoral, qui exige désormais,
dit-elle, "rigueur et moralisation".
Les
luttes entre les divers clans ethniques de la bourgeoisie au sein de l'UNC
contraindront Ahmadou Ahidjo à quitter le pouvoir deux ans plus tard.
C'est
que, aussi longtemps qu'elle était montante (en gros 1960 - 1975), la
bourgeoisie pouvait faire semblant de s'entendre, tous clans confondus. A
partir de 1975 en gros, les contradictions s'aiguisent. Le parti unique
engendre la pratique politique du clientélisme ethnique. Car, pour renforcer
ses positions au sein du parti, comme il n'est pas question de se départager à
partir d'orientations politiques différentes entraînant une mobilisation des
kamerunais de tout le pays suivant les idées, comme il n'est pas question de
majorités et minorités d'idées, chaque clan ethnique rassemble ses
"compatriotes du village, de la tribu". Car après tout "nous
aussi nous devons faire comme les autres", explique-t-on alors aux masses.
Les masses, dans toutes les ethnies sans exceptions, n'ont pas la possibilité
de s'organiser de façon autonome pour défendre leurs intérêts à elles, et
promouvoir leurs aspirations à elles. S'il en était ainsi, pourquoi voulez-vous
que le paysan de Nguelemendouga, de Batié, de Bakonji, de Penja ou Loum, de
Bessounkang ou de Tokombéré, de Nyassosso ou de Tombel, de Ndom ou de Piti,
pourquoi et comment voulez-vous que ces gens là, qui ne se sont jamais vus et
ne se verront peut-être jamais, se détestent et se considèrent comme ennemis ?
Poser cette question, n'est-ce pas déjà y répondre ? D'un autre côté, dans la
mesure où le parti unique interdit tout autre regroupement de type politique,
les gens qui, au fond, ne veulent pas de cet embrigadement, vont évidemment se
réfugier dans ce qui leur apparaît comme le seul lieu où "les murs n'ont
peut-être pas les oreilles" : les associations tribales. La bourgeoisie,
qui ne peut évidemment pas être exclue de ces associations, puisque, n'est-ce
pas, "nous sommes tous des frères de sang", la bourgeoisie donc, a
beau jeu : elle infiltre ces associations, travaille à les détourner et les
mettre à son service. Car cela lui permet, lors des batailles au sommet du
parti unique, de se présenter comme "l'élite" de la tribu, et de se
poser comme autorisée à revendiquer places et avantages lors du partage du
pouvoir, c'est-à-dire du gâteau. Le clientélisme ethnique ainsi mis en place,
approfondit, qu'on le veuille ou non, les tendances au chauvinisme ethnique ou
tribalisme. Il est indissolublement lié aux luttes intestines de la bourgeoisie
kamerunaise clan contre clan. Chaque clan finit pour ainsi dire, par avoir pour
mission, d'aiguiser et d'exciter la méfiance en hostilité au cas où l'ensemble
de la bourgeoisie en aurait besoin pour se maintenir à la tête du pays. Car
alors, il est capital que les masses des diverses ethnies, quant à elles soient
maintenues dans la division. Dans le même temps, les clans bourgeois des
diverses ethnies sont relativement unies au sommet. Et le tour est joué.
Ensuite, la prédominance du caractère agraire dans l'économie a comme conséquence l'enfermement local des masses paysannes dans le territoire "de la tribu"(village). Ce fait, qui aurait pu protéger les citoyens de la haine de l'autre (qu'on n'a jamais vu et qu'on n'a donc aucune raison de détester). Au contraire et jusqu'à présent, cela a plutôt facilité le développement de la culture des méfiances réciproques encouragée par les divers clans bourgeois comme nous l'avons vu tout à l'heure.
En
troisième lieu, les masses populaires en milieu urbain, livrées aux affres du
chômage quasi-chronique et souvent à vie, aux difficultés de la vie précaire et
misérable, sont une proie facile des discours démagogiques des clans ethniques
de la bourgeoisie, et développent une sorte de disposition au clientélisme,
avec dépendance et soumission à l'égard des "grands" de l'ethnie,
c'est-à-dire ceux-là même qui organisent ces fléaux dont souffrent les gens. Il
n'y a pas de doute que la mondialisation, qui entre désormais à grande vitesse
avec ses cohortes de maux sur tous les plans mais à laquelle se soumet la
bourgeoisie et qu'applaudissent des intellectuels autoproclamés, ne fera
qu'approfondir ces fléaux.
Quelques manifestations du tribalisme
Les luttes entre divers clans de la bourgeoisie, qui prennent ainsi de plus en plus l'allure de luttes entre ethnies en tant que telles, présentent des formes variées ; elles se manifestent de mille et une façons.
Il y a
par exemple les dosages ethniques et régionaux dont la vie politique offre des
exemples fréquents. On les remarque aussi dans la répartition des postes juteux
dans l'administration comme dans la direction des entreprises et sociétés qui,
jusqu'aux récentes privatisations imposées par l'Occident au total mépris des
kamerunais, relevaient totalement ou partiellement de l'Etat kamerunais.
Il y a
les associations dites des "élites", dans la mesure où elles ne sont
pas gérées par les masses, mais plus ou moins confisquées par les castes
dirigeantes ou par des gens sous leur influence. Les masses populaires vont aux
associations ethno-solidaristes pour trouver un refuge, une sorte d'assurance
face à l'insécurité générale et à l'incertitude permanente de la vie. De leur
côté, les clans bourgeois y infiltrent leurs pions pour contrôler ces
regroupements, pour les dévier de leurs orientations si celles-ci ne sont pas
alignées sur les vues politiques du pouvoir. La bourgeoisie s'efforce de
circonscrire ces associations à de l'agitation plus ou moins
"solidariste" et tribaliste, à les enfermer dans le carcan tribal,
sous des prétextes variés, notamment et en général, en racontant aux masses que
"les autres étant déjà organisés" et voulant prendre tout le pays ;
nous aussi on doit faire de même, car ce n'est pas de sitôt que le tribalisme
sera vaincu dans ce pays"(sic). Notamment, on tente de ramener les gens à
ce qu'on appelle "la tradition et la culture de nos ancêtres".
De
fait, un des mouvements les plus ambitieux que développent depuis au moins
10-20 ans les divers clans de la bourgeoisie, est le mouvement de "retour
à la culture ethnique". En fait, ce mouvement donc, exprime clairement
l'incapacité de la bourgeoisie à générer une culture nationale au sens de la
communauté multi-ethnique kamerounaise. Face à cette incapacité, la bourgeoisie
cherche un succédané. Car de quoi s'agit-il ?
Il y a
environ 20 ans, on a beaucoup souri et même ri, quand un Chef d'Etat qui, il est
vrai, n'avait pas beaucoup brillé par son nationalisme, lança le slogan
d'authenticité. Pourtant, quand on observe aujourd'hui notre pays, il semble
désormais passer une bonne partie de son temps à magnifier, segment par segment
c'est-à-dire ethnie par ethnie, un certain retour à "l'authenticité",
du moins à une certaine "authenticité". Ce mouvement, cependant, ne
manque pas d'ambiguïtés.
En
effet, il prend l'allure d'une involution, dans la mesure où il n'intègre nulle
part l'inévitable apport scientifique dont le caractère hautement culturel est
aujourd'hui universellement reconnu. Il n'intègre même pas vraiment la pensée
rationaliste moderne, du moins dans ce qu'elle pourrait avoir de valable au
plan universel. Or, il semble bien que ces deux aspects de la culture
contemporaine seraient seuls de nature à donner à ce retour à la "culture
ethnique" sa dimension véritablement libératrice au sens historique fort
du terme, en ce début du 21ème siècle. Si bien que, contribuant ainsi à une
unification relative des démarches et des représentations du monde à travers
l'ensemble de notre peuple dans les diverses ethnies, ils apporteraient un
"plus" notable à la marche vers une société plus unie et réconciliée
avec elle-même.
Si ces
manques ne signifient donc pas que ce "retour à la culture ethnique"
soit totalement négatif et inutile, ce sont bel et bien des faiblesses qui en
montrent cependant les limites : même si on présente souvent ce mouvement comme
destiné à régénérer la culture ethnique (et "nationale", ajoute-t-on
parfois), il pend très souvent, du fait de ces faiblesses, l'allure d'un
mouvement pour préserver, conserver, la culture ethnique dans un sens exclusif.
Autrement dit, la tendance à la divergence des cultures ethniques se trouve
renforcée dans une certaine mesure, avec son cortège de chauvinisme potentiels
ou réels ; ce qui ne favorise pas l'unité. De ce fait, si ce mouvement, qui
n'est donc pas illégitime à priori, qui ne se réforme pas dans son
développement pour exclure en particulier tout ce qui pourrait développer en
chacun de ses segments ethnique des aspects agressifs, il risque bien de ne pas
rester aussi inoffensif qu'il prétend être…
Pour
être bref, je me limiterai ici à ces quelques manifestations du tribalisme au
sens de chauvinisme ethnique et de luttes entre ethnies ou clans ethniques de
la bourgeoisie. Et je passe au troisième et dernier point annoncé.
Quelques
suggestions pour lutter contre le tribalisme-chauvinisme
L'examen attentif de la démarche suivie depuis 1960, sous l'angle de la construction d'une communauté multi-ethnique kamerunaise harmonieuse, conduit à relever les points fondamentaux suivants, qui expliquent sans doute l'échec désormais grossier de cette démarche.
Ne pas nier les ethnies
Partant de la structure différenciée de la population, le Mouvement National anti-colonialiste Union des Populations du Cameroun (UPC) se posait comme l'incarnation d'un projet national (nationaliste), mais sans le moins du monde nier les ethnies (nationalités) qui composent le peuple kamerunais. Ruben UM NYOBE l'exprime dans sa fameuse "lettre à André Marie Mbida", écrite le 13 juillet 1957, en ces termes :
"… Le tribalisme est l'un des champs les plus fertiles des oppositions africaines. Nous ne sommes pas des "détribaliseurs" comme d'aucuns le prétendent. Nous reconnaissons la valeur historique des ethnies de notre peuple ; c'est la source d'où jaillira la modernisation de la culture nationale. Mais nous n'avons pas le droit de nous servir de l'existence des ethnies comme moyen de luttes politiques ou de conflit de personne.
Tel
kamerunais émet une opinion et soutient que cette opinion est seule juste pour
la simple raison que sa tribu d'origine ou sa circonscription électorale est
plus peuplée que la tribu ou la circonscription électorale de son compatriote
qui soutient un point de vue contraire. Tel autre kamerunais allègue que sa
région d'origine ou sa circonscription électorale contribue plus au
développement économique du pays ou a fourni plus de contingent au recrutement
de l'armée coloniale que la région d'origine ou la circonscription électorale
de son concitoyen ou son collègue avec lequel il n'est pas d'accord dans la
manière d'envisager l'avenir du pays…
De
telles conceptions sont dangereuses à tous points de vue.
Du point de vue démocratique, si la tradition veut que la minorité se plie à la loi de la majorité, la règle de justice y met des conditions dont la toute première porte sur la sauvegarde et le respect des minorité ethniques ; c'est la raison d'être même d'une démocratie digne de ce nom.
Du
point de vue moral, une majorité ou son expression cesse d'être une majorité ou
l'expression de la majorité, dès l'instant qu'elle se met au service d'une
mauvaise cause ou tente de couvrir une erreur politique….
Cela
revient à dire qu'un kamerounais ressortissant d'une région de 500 000
habitants peut se tromper dans la façon de poser le problème national tandis
qu'un autre kamerunais, membre d'une petite communauté de 15 imposables, peut
avoir une conception juste des choses.
Cela
étant, la question se pose maintenant de savoir si le ressortissant d'une
majorité ethnique ou le représentant du plus fort pourcentage électoral exprime
toujours l'opinion réelle de toutes les masses au nom desquelles il parle et
pour l'intérêt desquelles il croit agir. Le précédent déjà évoqué de M. Douala
Manga Bell répond à cette question (…)."
De ce
point de vue, si le Mouvement anti-colonialiste UPC est qualifié de
"Mouvement de Libération Nationale", il s'agit en fait, tout
simplement, d'une nation en tant que projet en construction, sans décret. On
comprend donc que pareille démarche rencontre l'assentiment de larges couches
de la population, dans toutes les ethnies, et fait reculer les oppositions
ethniques entre 1948 et 1960. Ceci malgré les comportements marginaux des
adversaires de l'indépendance, de la réunification et de la libération sociale
des kamerunais.
Or, dès
le lendemain de l'indépendance frelatée, comme l'atteste le discours d'Ahmadou
Ahidjo au congrès de son parti Union Camerounaise (UC) à Ebolowa en juillet
1962, le projet de construction d'une nation sans négation des ethnies, des diverses
nationalités, est brusquement remplacé par un tout autre. Ce qui différencie
radicalement la nouvelle démarche de celle de l'UPC, c'est que (1°) la nation
est décrétée, et (2°), en conséquence, on nie explicitement les nationalités
(ethnies)… En effet, Ahidjo déclare ce qui suit :
"L'unité nationale veut dire qu'il n'y a sur le chantier de la construction nationale ni Ewondo, ni Douala, ni Bamiléké, ni Boulou, ni Foulbé, ni Bassaà, etc…, mais partout et toujours des Camerounais". (in A. Ahidjo : Introduction à la Construction Nationale, éditions Présence Africaine, Paris, 1964, page 29).
Son
successeur, par la voix de son hagiographe officieux, peut-être autoproclamé
mais accepté car jamais désavoué, Hubert Mono Ndjana, renie et approuve à la
fois la démarche précédente puisque, en 1985, dans le livre l'Idée Social chez
Paul Biya, il parle de "cette extrême tension (dans laquelle) se trouve la
nation camerounaise d'aujourd'hui. Nation objective à bâtir, mais remplie de
micro-nationalités "subjectives".
Arrivé
à ce point, il faut s'arrêter un moment et dire ce qui suit : si (1°), vous
décrétez la nation, même en continuant de chanter qu'elle est en construction ;
(2°) vous niez les ethnies (nationalités) concrètes qui sont là ; (3°) vous
engagez une politique concrète de discrimination ethnique au vu et au su de
tout le monde, même si vous prétendez le contraire ; si donc vous faites tout
cela, alors, vous créez les conditions pour le développement dans tout le pays
de chauvinismes ethniques les plus divers, et il n'y aura plus aucune
convivialité dans la population.
La
démarche ici rappelée, des forces qui s'opposèrent à la lutte pour
l'indépendance, revient en quelque sorte à "injecter la nation" dans
le pays, pour reprendre la belle expression de Michel Cahen (Ethnicité
Politique, pour une lecture réaliste de l'identité, l'Harmattan, Paris, 1994).
Cette injection est faite administrativement, par décret. Par là même, on tente
d'évacuer précisément le socle même d'où pourra jaillir une nation d'un type
nouveau, une nation à bâtir, non définie et sans doute non définissable à
priori. Cette démarche des forces conservatrices et réactionnaires, de la
bourgeoisie néo-coloniale, s'est révélée incapable d'une quelconque
construction nationale. Mais par contre, elle a, on le sait, permis à ces
forces, grâce à une grossière confiscation de la direction du pays par
l'arbitraire et le sang, d'imposer à la fois le parti unique, une pensée unique,
une conception officielle unique de la nation et de sa construction. Pendant
plus de trente ans. Au bout du compte, domine encore aujourd'hui un système où
les oppositions et les réflexes tribalistes sont quasiment la règle. Car, si
vous injectez la nation, par décret, dans un ensemble multi-ethnique dont les
segments s'identifient d'une manière claire, vous êtes en effet alors obligés
d'en évacuer aussi ces segments ethniques. Comme cette "abolition des
tribus" dans votre tête est illusoire face à la réalité, vous vous cassez
les dents. Et alors, votre construction nationale se limite à la sphère des
discours. Voilà à quoi a abouti le néo-colonialisme. On peut s'étonner que,
malgré cet échec lamentable, quelques voix osent encore aujourd'hui nous
recommander d' "abolir les tribus". La vérité est qu'il faut, pour
prétendre s'attaquer réellement au problème, mettre le doigt à sa racine.
Dans la
lutte contre le tribalisme, la base se trouve dans le système économique
Aussi longtemps qu'on reste dans le système économique et social en place depuis 40 ans, qui n'apporte de solution positive à chacun des problèmes fondamentaux du pays, il est vain de prétendre et même d'espérer régler la question des relations entre les ethnies du pays.
Aussi longtemps qu'on reste dans le système économique et social en place depuis 40 ans, qui n'apporte de solution positive à chacun des problèmes fondamentaux du pays, il est vain de prétendre et même d'espérer régler la question des relations entre les ethnies du pays.
En
effet, les questions fondamentales du système économique en place ou à bâtir,
et qui sont directement liées au tribalisme, sont : le problème de la terre,
celui de l'occupation humaine du territoire et la question donc, des mouvements
migratoires des populations à travers le pays, l'industrialisation de
l'économie nationale, le développement inégal des régions.
La
terre reste, pour l'écrasante majorité des gens en âge de travailler, le
principal moyen de production qui pourrait être relativement disponible. Il en
sera ainsi aussi longtemps qu'il n'y aura pas d'avancées significatives dans le
processus d'industrialisation du pays. Or, le statut actuel de la terre et la
faiblesse de l'industrialisation se conjuguent pour créer d'énormes goulots
d'étranglement dans la mesure où :
Primo, malgré la loi foncière 1974 qui, d'ailleurs, ne peut satisfaire personne à l'exception de la bourgeoisie, dans les campagnes, le droit foncier de fait, reste le droit coutumier.
Secundo, des gens émigrent vers d'autres régions où ils se trouvent confrontés au problème de trouver de la terre pour vivre.
Tertio,
d'autres personnes sont confrontées au phénomène du "dépouillement
foncier", par lequel elles perdent purement et simplement la terre qui
était la leur parfois depuis la nuit des temps ; elles se trouvent spoliées par
l'Etat (exemple de l'Organisation Camerounaise de la Banane, OCB dans le
Mungo), ou par des citoyens disposant d'une plus grande influence sociale ou de
relations grâce auxquelles ils peuvent se faire délivrer des titres fonciers
comme ils veulent, parfois frauduleusement.
Tout
cela est de nature à provoquer des éruptions de haine entre citoyens, et de
telles éruptions finissent souvent par prendre l'allure de confrontations entre
ethnies en tant que groupes. Les exemples abondent, comme chacun sait.
Une
politique rationnelle d'occupation du territoire devrait être mise en place.
Elle suppose un contrôle raisonnable des migrations en relation avec la
politique économique globale, une politique de développement régional et
national équilibrée qui est tout à fait différente de l'actuelle politique de
développement inégal des régions. Vieille de plus de 50 ans, et que rendra plus
dramatique encore la politique de soumission à la mondialisation consistant à
"laisser les marchés s'auto-réguler", fable connue dans toute
l'histoire de l'économie dans le monde comme étant une vanité à laquelle
personne de sérieux ne croit et n'a jamais cru nulle part. Comment envisager en
effet ce qui vient d'être dit sans un minimum de planification ? Et qui fera ce
minimum de planification s'il y a "zéro état", comme l'imposent des
gens qui eux, veulent en fait planifier, depuis l'étranger, ce que devront
faire et surtout subir les populations kamerunaises ? Que penser alors de ceux
des kamerunais qui, malgré de telles évidences, racontent à longueur de journée
que "la mondialisation est une chance pour l'Afrique".
Une
industrialisation plus hardie et équilibrée du pays, qui suppose un recentrage
totalement différent de ce qui se fait depuis l'époque coloniale (70 % des
investissements industriels du pays concentrés à Douala et ses environs, comme
le reconnaissait encore le VIè plan 1986-1991, le dernier de mémoire de
kamerunais, avant qu'on ne sombre dans la démagogie mondialisante), une telle
industrialisation donc, est seule de nature, (1°) à permettre un contrôle plus
équilibré des migrations humaines dans le pays, (2°) à empêcher la constitution
de 2 à 3 mégalopoles où des millions de gens courent se concentrer, victimes de
l'illusion répandue dans les pays en sous-développement, selon laquelle les
grandes villes sont le chemin vers le paradis sur terre, illusion mille fois
démentie, mais mille fois renouvelée ; (3°) à diminuer progressivement la
pression sur la terre en diminuant la population agricole, réduisant ainsi
l'une des principales sources de conflits inter-ethniques actuels. De plus, on
peut raisonnablement espérer que le travail industriel, en regroupant les
citoyens indépendamment de leur ethnie d'origine, contribuera à évacuer
l'enfermement tribal assez propre au travail agricole dans les villages. Dans
la mesure où les mouvements migratoires incontrôlés sont inévitablement sources
de problèmes de coexistence inter-ethnique, particulièrement lorsque les
dirigeants, au lieu de chercher des solutions politiques sérieuses à de tels
problèmes, lancent plutôt à la cantonade, sans aucun débat national
préparatoire de l'opinion publique, des concepts socialement dangereux et
politiquement démagogiques comme autochtones et allogènes", en espérant
manifestement que cela engendrera des affrontements incendiaires qu'on
prétendra ensuite vouloir éteindre à la manière bien connue du pyromane qui
joue au sapeur-pompier, dans cette mesure, il faut une politique cohérente des
mouvements migratoires des populations.
En même
temps, il faut une action multiforme sur la superstructure de la société pour
"modifier les mentalités"
On ne peut prétendre vaincre le tribalisme par la seule "action sur les mentalités". C'est ce que nous avons essayé de montrer précédemment, en insistant sur la nécessité de transformations socio-économiques profondes sur ce qui fait la base de la vie des gens.
Mais en même temps qu'on agit ainsi sur la base socio-économique de la société pour la transformer en profondeur et dans le long terme, il faut aussi absolument utiliser les leviers de la superstructure sociale, comme pour prendre les fléaux dont nous parlons, en tenaille.
L'école et l'éducation de la jeunesse
Le système éducatif a un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre le tribalisme, et pour l'intégration de notre pays ; il est hautement et tristement significatif aujourd'hui, que dans nos écoles, collèges, lycées et universités, rien, absolument rien de sérieux ne soit plus prévu ni fait pour vacciner la jeunesse contre le tribalisme . Au contraire. Alors qu'il y a encore 30 ans, des associations sur une base nationale réunissaient les étudiants kamerunais, vous êtes sans doute ahuris comme moi lorsque, arrivant dans un quelconque campus kamerunais, vous êtes inondés d'affiches annonçant une association d'étudiants originaires de tel département ou province, parfois de tel ou tel arrondissement ou village, qui sont en fait des rassemblements ethniques ou micro-ethniques. Celles là sont encouragées par les autorités académiques, alors qu'en même temps, aucune association nationale d'étudiants kamerunais n'est tolérée, mais au contraire combattue avec une sauvagerie certaine, puisque ses responsables éventuels sont derechef radiés des registres. Aucun débat sérieux, aucune conférence régulière sur un thème aussi capital que le tribalisme. Pas même lors de cette fameuse semaine de février où chaque année, les jeunes sont supposés autorisés à réfléchir sur l'avenir du pays qui est en fait leur avenir. Au contraire, on leur propose en douce et on leur impose en fait des thèmes complètement bateau dont l'intérêt n'est évident que pour les tenant du Kamerun divisé. Quand aux dirigeants du pays, eux-mêmes n'y font plus la moindre illusion. C'est que ces divisions ethniques, les tribus dressées les unes contre les autres, au moins potentiellement, cela leur sert.
Pire
encore, les internats qui, il y a 40 ou 30 ans, étaient des lieux intéressants
d'intégration ethnique pour au moins la jeunesse scolaire, où les jeunes
kamerunais apprenaient à vivre ensemble, à s'apprécier par delà les origines
ethniques, les internats donc, ont été purement et simplement supprimés d'un
trait de plume, sous des prétextes parfaitement ridicules. En fait,
l'observation du milieu scolaire et universitaire kamerunais suggère
irrésistiblement que tout se passe comme si l'on avait élaboré un véritable
plan pour cultiver le tribalisme, parce qu'il a une fonction sociale précise,
utile à certaines forces sociales, celles qui sont à la tête du pays.
La
télévision et la radio, qui pourraient être des outils d'une efficacité
redoutable contre les chauvinismes ethniques (et les autres aussi d'ailleurs),
tous les médias d'état qui pourraient montrer à longueur de journées des cas et
des possibilités de fraternisation ethniques et autres, ne font rien de tel. Au
contraire, des émissions de radio appellent parfois telle ou telle ethnie à
"aiguiser les machettes et à les tenir prêtes" pour le cas où. Les
colonies de vacances, où les jeunes venant de tous les coins du pays, pourraient,
dès leur tendre enfance, se retrouver un ou deux mois par an et apprendre à se
connaître, ne sont nullement encouragées, malgré pourtant l'existence de pas
moins de quatre ministère qui pourraient avoir cela dans leurs missions, sans
parler des municipalités. Manifestement, on n'y pense même pas, parce que ce
n'est pas un objectif, au contraire.
L'éducation de masse des populations
Totalement inexistante, elle est remplacée plutôt par des litanies sur tel ou tel parti politique qui monopolise les médias dans les campagnes de pseudo te deum généralement sans tête ni queue, ou alors les danses permanentes qui, évidemment, ne contribuent même pas à une meilleure connaissance mutuelle des ethnies les unes les autres.
Tout
cela est profondément cohérent avec ce qui tient lieu de production
scientifique en sociologie dans le pays. Car cette production, au moins
jusqu'au début des années 1990 (j'ignore ce qui s'est passé depuis dix ans), a
consisté essentiellement à faire des études sur l'ethnie de chacun, souvent pour
en vanter les mérites exclusifs, réels ou parfois imaginaires. Et rares,
rarissimes, sont les travaux des sociologues kamerunais portant sur une étude
comparée des modes d'organisation sociale de deux ou plusieurs ethnies
kamerunaises, pour mieux connaître ce qui pourrait les rapprocher. Dans ces
conditions, même la sociologie en vogue n'a fait que contribuer à développer
une certaine forme de narcissisme ethnique.
Langues et Cultures nationales et nationale
Il n'est pas possible d'entrer ici dans des détails au sujet de ce que pourrait être une politique réellement intégrative de notre communauté multi-ethnique en matière de langue et de culture. J'ai abordé cette question en détail dans le livre "Tribalisme et Problème National en Afrique Noire, l'exemple du Kamerun" auquel j'ai fait allusion au début. Je me contenterai donc de rappeler ici la thèse centrale que je soutiens à ce propos, avec d'autres kamerunais d'ailleurs. Elle tient en deux propositions :
(1°) il
nous faut une langue nègre de communication pour le pays, ce qui signifie
nullement l'abandon par chaque ethnie de sa langue actuelle, mais au contraire
une politique de promotion de ces langues.
(2°) le
prétendu bilinguisme français-anglais est une aberration énorme qui empêche
notre pays de s'unifier réellement, qui mène et nous maintient dans une
impasse, et qui, par dessus le marché, a déjà montré clairement son échec.
Tous
les arguments, plus ridicules les uns que les autres, opposés à cette thèse,
ont été systématiquement passés en revue et démontés dans ce livre. Je ne
reviens donc pas dessus, sauf si on le désire lors du débat. J'ajoute
simplement ici, que plusieurs des blocages auxquels nous avons déjà été
conduits et qui deviendront de plus en plus explosifs au fil des ans, sont dus
au refus d'aborder la question linguistique sous l'angle de cette thèse (voir
le problème du West-Kamerun et le blocage-sabotage de la réunification ; le
blocage et sabotage du système éducatif à propos duquel l'échec est de plus en
plus patent, à la fois en ce qui concerne l'enseignement du français et celui
de l'anglais).La créolisation en cours du français au Kamerun, tout comme la
pidginisation déjà ancienne de l'anglais enseigné chez nous, l'échec notoire,
avéré et public des lycées dits bilingues, et l'incapacité du pays à mettre en
place un système éducatif réellement national, voilà un ensemble de faits qui
attestent clairement des impasses où nous ont conduits les choix opérés depuis
40 ans, et qui attirent l'attention de tout kamerunais attentif. Encore une
fois, un système éducatif réellement national jouerait un rôle capital dans
l'intégration humaine du pays et serait un outil redoutable d'efficacité dans
la lutte contre le tribalisme.
Pour ne pas conclure ce débat
Nous avons essayé de montrer que, pour espérer apporter des réponses positives efficaces au problème des chauvinismes ethniques dangereusement exacerbés dans notre pays, il faut s'attaquer, non seulement aux causes apparentes du mal, mais aussi et surtout à ses causes profondes. Ce n'est que comme cela qu'on peut espérer en finir dans le long terme avec le tribalisme. Et ces causes profondes, radicales, résident dans les conditions de vie réelles des kamerunais, c'est-à-dire dans l'économie et la sociologie au pays.
La
signification profonde des antagonismes ethniques actuels, qui entravent
l'épanouissement large de la démocratisation et d'une coexistence harmonieuse
des populations, doit être recherchée bien au-delà de ce qu'on désigne
généralement par "le refus de l'autre". Car nous avons essayé de
montrer que ce "refus de l'autre" lui même est à la fois engendré et
entretenu par certaines formes de l'économie et de l'organisation de la
société.
Il y a
cependant encore deux remarques qui me semblent très importantes une fois qu'on
a posé la conclusion précédente. La première, c'est que si nous voulons
vraiment vaincre ces antagonismes ethniques, il est absolument nécessaire de
sortir le problème du tribalisme entendu comme ci-dessus, du carcan de ce que
j'appelle le procès d'intention permanent. J'entends par là, le fait que tout
ce qu'entreprennent les ressortissants de telle ou telle ethnie, soit toujours
perçu comme une manifestation d'un vaste complot visant par divers moyens, à
installer la domination de cette ethnie sur tout le pays. Cela ne veut pas dire
que l'on doive applaudir à tout ce que font les gens de telle ou telle ethnie,
ni même fermer les yeux dessus. D'ailleurs, on ne peut demander à qui que ce
soit d applaudir ce que fait qui que ce soit dans une société démocratique.
Mais il est proprement impossible de construire un avenir commun, quand on vit
dans la peur permanente et le soupçon continu de son concitoyen. Et les
critiques éventuellement adressées à tel ou tel groupe ethnique, si elles
veulent échapper au soupçon de manœuvre politicienne, doivent être sérieusement
fondées et objectives, tout en évitant d'être ethniquement sélectives. On ne
peut se limiter en effet, à ne voir les chauvins que dans les autres ethnies et
jamais dans la sienne propre ; ou pire encore, tenter constamment de justifier
ou d'enjoliver ces comportements chauvins lorsqu'ils sont le fait de ses
"frères de tribu", quelles que puissent être les tentatives de
justification qu'on se donne pour cela.
La
deuxième remarque, c'est qu'il est faux et sans aucun fondement, de prétendre
que toute une ethnie peut être tribaliste, c'est-à-dire chauvine. Les thèses et
théories que certains répandent dans le pays à propos d'un complot de telle ou
telle ethnie ou groupe (béti, "anglo-bami", bassa, sawa, nordiste,
etc., etc) ne sont que des fantaisies dangereuses et foncièrement malhonnêtes,
dans la mesure où leurs auteurs savent très bien qu'elles ne leur servent qu'à
prendre le pouvoir ou à le conserver, par une stratégie de division des masses
du peuple.
Si nous
voulons réellement éviter au Kamerun une tragédie du type du génocide du
Rwanda-94, nous devons commencer par prendre très au sérieux le danger du
chauvinisme ethnique, le danger que représente la politique d'ensemble de la
bourgeoisie néo-coloniale depuis 40 ans, politique qui, fondamentalement, passe
le plus clair du temps à exciter les masses de notre peuple les unes contre les
autres alors que les gros bourgeois eux, sont unis dans le parti conservateur
et ses alliés. Nous devon ensuite tout faire pour comprendre jusqu'à la racine
ce phénomène du tribalisme. Nous devons enfin nous organiser solidement pour le
combattre sans quartiers, en étant conscients que dans ce combat, nous aurons à
faire face à des adversaires décidés parce que ce sont des forces qui vivent
littéralement du tribalisme, entendu ici comme chauvinisme ethnique, qui leur
permet de maintenir les populations divisées et dans l'incapacité de
s'organiser solidement pour défendre leurs intérêts.
Si les
peuples africains ne détruisent pas le tribalisme, c'est le tribalisme qui
détruira les peuples africains.
No comments:
Post a Comment
Sous la rubrique “Select Profile”, cliquez sur “Name/URL”. Insérer votre nom, puis tapez votre message. Cliquez ensuite sur “POST COMMENT” pour envoyer votre commentaire.