May 14, 2011

Qu’est-ce qu’un intellectuel ?

Par Guillaume-Henri Ngnépi

Extrait de : Osendé Afana, intellectuel révolutionnaire, Alternative révolutionnaire, No. 002 - Janvier - Février 2011

Le mot d’intellectuel renvoie à une triple relation. C’est d’abord un rapport au travail, une certaine insertion socioprofessionnelle du fait de laquelle il est fait appel bien moins aux mains qu’à la tête. Volontiers, en effet, on voit sans peine un intellectuel dans un enseignant, un écrivain, un médecin, un avocat, un ingénieur, un administrateur. Et moins aisément dans un ouvrier ou un paysan. Cela dit sans préjuger du bien-fondé de ce réflexe courant.

Intellectuel désigne ensuite un double rapport à la culture. D’abord comme grand consommateur, mais ensuite et surtout comme producteur. A ce double titre, l’intellectuel est ordinairement crédité d’une vaste culture qu’il doit au fait d’avoir rompu d’avec une spécialisation par trop étroite : s’il ne sait pas tout, il sait néanmoins un peu de tout, ou pourrait bien s’y employer, son occupation socioéconomique lui en laissant le loisir.

C’est cependant son rapport à la société, à la collectivité, aux autres hommes, qui détermine, en dernière instance, ce qu’on appelle un intellectuel : celui-ci est constitué aussi et surtout par le regard social. De fait, les paramètres qui le définissent varient en fonction des sociétés, des époques et surtout du nombre des illettrés. Quand dans une société, à une époque donnée, il existe beaucoup d’illettrés, il suffit de peu pour exercer un métier où l’on travaille surtout de la tête et peu des mains ; de même ne faut-il alors que peu d’instruction pour avoir à la culture le double rapport d’appropriation et de novation. Et plus le nombre des lettrés s’accroît, plus s’élève la barre qui servira à jauger l’intellectualité. Dans les années cinquante, nanti du seul certificat d’études primaires, on passait sans peine pour un intellectuel. Aujourd’hui, c’est moins évident, et un diplôme universitaire même ne semble plus guère y suffire. C’est que, dans l’intervalle, le nombre des lettrés de haut niveau a sensiblement augmenté - si même il aurait pu l’être à une échelle bien plus considérable encore, mais à certaines conditions, politiques notamment. Ainsi fait par le regard social, l’intellectuel, en retour, contribue à le façonner : en le rectifiant, en l’affinant, en le défigurant, en le transfigurant, bref en l’influençant. Cela est possible parce que l’intellectuel, homme que son insertion socioprofessionnelle et sa culture mettent en relation avec la société, est forcément un homme public : il peut être effacé, modeste, timide, d’un abord réfrigérant, casanier ; ce ne sera jamais qu’en tant que personne singulière ; mais son rapport de création à la culture noue entre lui et le public un lien.

Cette possibilité d’influer sur la société, les conduites, les choix des hommes dans divers domaines traduit le fait, pour l’intellectuel, d’être détenteur d’un certain pouvoir. Celui-ci diffère du pouvoir spectaculaire du gouvernant : il ne contraint pas, mais persuade, convainc, séduit, et finit de la sorte par obliger, c’est-à-dire par amener le public à se faire un devoir d’adopter une attitude en face de la vie qui lui a été proposée, suggérée, recommandée. Le pouvoir de l’intellectuel est, au fond, celui des mots, des images, des sons, des couleurs, en somme du langage. [...]

Dire que l’intellectuel a du pouvoir signifie qu’il se trouve dans une relation à la société telle qu’il fait faire sa volonté, même et surtout à son insu, à une fraction non négligeable, plus ou moins importante des hommes.

Il y a cependant un problème inhérent à la condition d’intellectuel, celui de savoir comment, en toute conscience, devenir efficace : les idéaux qu’il nourrit en lui-même au titre de certitudes subjectives, comment peut-il les convertir en phénomènes objectifs, les traduire dans le cours réel des processus sociohistoriques ? S’il se borne à parler, écrire, peindre ou filmer (NB : ou chanter), il accomplit un travail de diffusion et de vulgarisation certes capital, mais qui ne recèle pas en soi la capacité de générer une conduite déterminée : l’efficience des mots et des images (NB : des couleurs, des notes et des sons) ne dépend pas seulement d’eux-mêmes, mais de la configuration réelle de la société où ils sont diffusés. Aussi la question de l’efficace, en ce qui concerne l’intellectuel, ne saurait-elle se résoudre qu’en sortant de l’univers des mots et des images (NB : des couleurs, des notes et des sons) pour se jeter dans la mêlée. De fait, il n’y a pas trente-six réponses à la question du passage de l’idée à l’action : seulement une, le jugement et l’organisation (NB : comme le montre le marxiste hongrois Georg Lukács dans Histoire et Conscience de classe, 1923). Voilà pourquoi l’intellectuel, s’il est conséquent, ne peut qu’entreprendre, d’une manière ou d’une autre, de réaliser les idéaux entretenus au for de lui-même et diffusés auprès de son public. On peut donc dire que l’intellectuel n’est pas seulement celui qui sait, dit, écrit, peint ou filme : c’est aussi et surtout celui qui fait, celui qui agit ; et ce qu’il fait, c’est ce qu’il pense et propose à son public
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