Nov 3, 2011

De la dialectique comme outil d’analyse et de lutte politiques

Par Ghonda Nounga
(Exposé fait devant le Bureau politique du Manidem le 29 octobre 2011)

I. INTRODUCTION

Il y a deux manières de voir le monde, ce qui signifie également qu’il y a deux manières d'appréhender «la» politique (comprise comme «l’ensemble des options prises par les gouvernants d'un pays dans les divers domaines de leur autorité, et comprise également comme la manière de gouverner» – démocratie, dictature, etc.) et «le» politique («ce qui relève de l'exercice du pouvoir dans l'État, ou ce qui est théorie générale de cet exercice»).

La première manière de voir le monde est dite «métaphysique». Elle fige et pétrifie la nature et ses réalités. Ses productions peuvent être assimilées à une série de simples photographies à deux dimensions étalées sur la longue table de l’éternité, sans véritable lien entre elles.

La deuxième méthode d’appréhension du monde et de ses réalités est la méthode «dialectique», que nous examinerons plus en détail, et dont les productions peuvent être comparées à un long film infini permettant de voir le monde dans son mouvement.

II. LE MOUVEMENT EST LE MODE D’EXISTENCE DE LA NATURE ET DE LA SOCIETE

Tout ce qui existe sous le soleil fonctionne selon les lois de la dialectique. Et le politique, bien évidemment, fonctionne selon ces mêmes lois. Les dieux seuls «semblent» épargnés par ce principe, et cela doit être bien dommage pour eux (mais n’insistons pas là-dessus).

La première loi de la dialectique, «dite loi du changement dialectique», indique que rien n'est statique, que rien n’est figé, que rien n’est absolu, que tout est changeant, que tout est en mouvement. Mais pour bien comprendre cette loi, il faut faire la différence entre deux types de changements : le changement mécanique et le changement dialectique. Le changement mécanique, c’est celui des objets qui subissent de simples modifications «externes» et «artificielles.» Ces modifications, par exemple, peuvent être de lieu ou de forme (le déplacement d’un rocher qui tombe de la montagne, les torsions faites au bois par le menuisier, l’arrondi que le maçon fait à un mur). Ce n’est pas ce type de changement qui nous intéresse ici.

La loi du changement dialectique (ou qualitatif) constate que toutes choses se transforment en permanence selon des processus immanents (c’est-à-dire internes) à la nature elle-même, et qui indiquent l’existence d’un auto-dynamisme de la nature. Prenons un exemple : un œuf devient un poussin, puis un poulet, etc. Ce cheminement de l’œuf ne dépend pas de nous. Il ne dépend pas non plus d’un dieu ou d’un génie assis à l’intérieur de l’œuf et tournant une manivelle. Mais notons déjà ici que nous pouvons casser l’œuf et arrêter ainsi son auto-dynamisme ; nous imprimons par là un changement mécanique à l’œuf. Prenons un autre exemple au niveau de la société : la société esclavagiste se transforme en société féodale et plus tard en société capitaliste. Encore une fois, le cours global des événements ne dépend pas de nous en tant que individus, ou d’un dieu ou d’un génie. Tous ces processus, qui sont indépendants de nos consciences, tous ces enchainements internes de séquences qui mènent les éléments de la nature et la nature elle-même d’un état à un autre, constituent le devenir de la nature (chaque élément de la nature ayant son propre devenir). En un mot comme en mille, rien n'existe, pour la dialectique, «que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire». (Friedrich Engels).

III. LA DICTATURE S’ACHARNE A ENTRAVER LE DEVENIR DU PEUPLE

Les sociétés humaines constituent la forme achevée des processus de la nature. L’homme est le produit d’un processus d’évolution qui débute avec les organismes unicellulaires. Avec l’animal humain, le développement du cerveau et du système nerveux atteint des proportions inégalées. La congrégation des hommes en sociétés humaines et l’évolution même de ces sociétés humaines participent du «devenir» de l’homme, c’est-à-dire de l’humanité. Cela veut plus simplement dire que l’évolution des sociétés humaines n’est pas un processus anarchique, désordonné, sans queue ni tête, mais qu’il obéit aux mêmes lois de la dialectique que l’ensemble des autres éléments de la nature.

Cependant, ainsi que nous l’avons vu avec l’exemple de l’œuf qu’on casse, des changements non-dialectiques, c’est-à-dire mécaniques (naturels ou humains : catastrophes naturelles, guerres, dictatures, génocides) peuvent intervenir et entraver, détourner ou interrompre le « devenir » d’un groupe réduit ou relativement large d’hommes (Exemples : génocide du Rwanda, massacre des indiens d’Amérique, destruction de Pompéi et de la civilisation de l’Ile de Pâques, etc.). Mais, à moins d’une destruction de l’ensemble de l’humanité (ce qui pourrait arriver avec une guerre nucléaire), il est difficile d’envisager «le point d’achèvement» du devenir de l’homme. Il faut noter ici la différence qu’il y a entre le « devenir » et la « destinée » (ou le destin). Le destin est le devenir vu du point de vue de la métaphysique. Il est figé, pétrifié pour l’éternité, et aucune volonté humaine n’y peux rien.

Voyons maintenant comment, pour maintenir leur dictature, Paul Biya et ses amis s’acharnent à dérouter le «devenir» des Kamerunais en tant que collectivité nationale, au grand bénéfice de l’impérialisme et d’eux-mêmes en tant que suppôts de cet impérialisme.

Un rapide coup d’œil sur l’histoire de notre pays, de la colonisation germano-anglo-française à la dictature conviviale (ou molle) de Paul Biya en passant par la rude dictature d’Ahidjo, montre que les différents régimes successifs se sont attelés en permanence à immobiliser la vie politique et sociale dans notre pays par tous les moyens possibles et imaginables, y compris la violence, le tribalisme, le mensonge, la calomnie, la corruption. Tout est fait pour bloquer le déploiement du Kamerun en tant que «pays en devenir», afin de lui imposer un «avenir» qui, lui, est mécanique. Les méthodes, bien entendu, varient en fonctions des époques, et la dictature molle de Paul Biya n’est pas la dictature rugueuse d’Ahmadou Ahidjo.

Or, dans leur réalité intrinsèque, les étapes du devenir historique du Kamerun sont :
  • l’unification réelle de notre peuple en vue d’un bonheur communément partagé ;
  • l’unification réelle de l’Afrique en vue d’un bonheur communément partagé ;
  • l’unification totale de l’humanité en vue d’un bonheur communément partagé.
C’est cette vision du devenir historique de notre peuple, entre autres, qui nous impose la nécessité du panafricanisme et de l’internationalisme. Et il faut le dire à nouveau, le devenir du Kamerun, propulsé par l’auto-dynamisme de l’histoire, ce n’est pas l’esclavage sous le joug de la France ou l’exploitation de notre peuple par les impérialismes, avec pour agent le système néocolonial dont le rôle est d’imposer au Kamerun un simple «avenir» orienté vers la satisfaction des intérêts de l’Occident. [Questions pour mon lecteur : quelle sont les catégories d’instruments de blocage du «devenir» utilisés par le régime de Paul Biya ?]

IV. LUTTE POLITIQUE : LE PRINCIPE DE L’«ACTION CONTINUE»

Tout est mouvement, tout est changeant, comme l’établit la première loi de la dialectique ; et la vie politique et sociale est elle-même mouvement, changement, et cela de manière objective, c’est-à-dire en dehors et indépendamment de nos consciences. Il s’en suit la nécessité impérieuse, pour les militants révolutionnaires, et pour ne pas perdre le «fil de l’histoire», de coller leur activité au mouvement dialectique de la vie politique et sociale. De la même manière qu’on ne peut participer à un voyage par train sans être dans ce train, on ne peut lutter pour la libération du peuple en se donnant une posture de spectateur des événements, même seulement à titre ponctuel. C’est pour cette raison que le principe de «l’action continue» est un impératif pour l’obtention du changement. Ainsi que l’illustre L’unique voix du succès (texte publié par la direction de l’UPC au Caire en 1960), le cycliste qui cesse de pédaler tombe de son vélo. Pour rester en équilibre sur le vélo, le cycliste doit pédaler sans relâche.

Au niveau d’un parti comme le Manidem, le principe de l’action continue suppose trois choses qui sont intimement liées les unes aux autres :
  • que le militant n’arrête jamais (au grand jamais !) d’agir, c’est-à-dire, de militer ; ce qui suppose qu’il n’arrête jamais de se former car, comme nous le dit Nkrumah : «La pratique sans théorie est aveugle ; la théorie sans pratique est vide» ;
  • que le parti n’arrête jamais (au grand jamais !) de recruter, de former, d’organiser, de structurer ;
  • et que le parti n’arrête jamais (au grand jamais !) d’aller vers le peuple par des actions d’agitation, de propagande, de mobilisation (c'est-à-dire de mise en mouvement des populations).
Examinons l’application faite du principe de l’action continue dans le cadre de la récente élection présidentielle par les divers courants d’opinion et forces politiques. Le Manidem, en application des recommandations de notre dernier congrès et en application du principe éprouvé de l’action continue, a participé à l’élection et a encouragé les Kamerunais à se rendre aux urnes. D’autres forces ont prôné l’abstention et le boycott. Elles ont exigé, en usant même de menaces à peine voilées, que nous cessions de pédaler le vélo de la lutte. Qu’est-ce qu’il était loisible d’attendre d’une telle posture de renoncement à l’action ? Quels «gains» éventuels ? La participation à l’élection présidentielle du 9 octobre, considérée par l’UPC des Fidèles comme acte de trahison, n’est-elle pas vue ici d’un point de vue purement moral (c’est-à-dire mécanique) et non politique (c’est-à-dire dialectique) ? On nous serine à longueur de déclarations directoriales que nous avons cautionné (jugement purement moral) la victoire de Biya. Et si, comme on s’en aperçoit déjà, cette élection avait enfoncé le régime de Biya plus profondément encore dans son impasse, ouvrant ainsi des perspectives inévitables de changements, fussent-ils cosmétiques comme la démocratisation administrative de 1990 ?

En outre, l’abstention passive fait perdre aux militants politiques, et davantage encore aux populations, le «fil de l’histoire». Elle a pour conséquence fâcheuse de contribuer à les immobiliser, aidant ainsi objectivement le système de M. Biya, en les détournant de la participation à la dialectique de la vie politique et sociale. Une telle posture, quand en outre elle veut se donner pour la norme, tient, il faut le dire, du subjectivisme et du dogmatisme.

Le seul boycott qui aurait eu du sens et un véritable contenu politique aurait été le boycott «actif» qui, comme la participation à l’élection, refuse de rompre avec le principe de l’action continue. Le boycott actif œuvre à mettre les choses en mouvement, dans le sens contraire à celui voulu par l’ordre établi, mais avec un certain degré de violence. Mais quel aurait été le résultat d’un boycott actif dans le Kamerun actuel ? Pour répondre à cette question, faisons appel à la seconde loi de la dialectique, la «loi de l’unité des contraires».

V. LA LOI DE LA CONTRADICTION INDUIT, EN POLITIQUE, LE PRINCIPE DE L’EVALUATION PERMANENTE DES RAPPORTS DE FORCES

La loi de l’unité des contraires (loi de la contradiction) établit que chaque chose contient à la fois elle-même et son contraire. Ainsi, le Kamerun actuel contient son propre contraire, c'est-à-dire, non pas des éléments statiques, mais des processus qui vont faire que ce Kamerun disparaisse dans la poubelle de l’histoire pour laisser place à un Kamerun nouveau, posé sur des fondements nouveaux, fonctionnant différemment et visant des objectifs globaux différents. Ces processus sont internes et externes à notre pays et se déclinent dans les domaines de l’économie, du social, du culturel, du politique, du sport, de la conscience et de la psychologie sociales, des relations internationales, etc. Le développement de ces processus, activé par des militants révolutionnaires formés et ayant les yeux rivés au mouvement de l’histoire, conduira à une «négation de la négation.» Le Kamerun de Biya contient son propre contraire de la même manière que le Kamerun des colons contenait son propre contraire.
Et pour permettre de mieux comprendre cette notion de processus contradictoires immanents à toutes choses, posons-nous ces questions : quel lien y-a-t-il entre le Kamerun de l’époque coloniale et celui d’aujourd’hui ? Le régime de Biya est-il un simple prolongement, une photocopie du régime colonial, ou une étape différente du développement historique de celui-ci ? La lutte patriotique actuelle poursuit-elle de manière linéaire celle des Um Nyobe ? De manière plus pratique, l’UPC-Kodock a-t-elle raison de s’accrocher mordicus, soixante ans plus tard, aux statuts et textes de l’UPC de 1952 ?

La loi de la contradiction dialectique signifie aussi, en d’autres termes, que les deux contraires en lutte au sein de la même réalité n’ont pas un statut égal en tout temps. Si la banane est verte à un moment donné, cela veut dire que les forces de la vie au sein de la banane l’emportent sur les forces de la mort. Et c’est l’inverse au moment où la banane va vers son pourrissement. Si M. Paul Biya est encore au pouvoir, cela veut dire que les forces de la conservation du néocolonialisme l’emportent encore, pour le moment, sur les forces du changement. Il n’y a rien de magique à cela. Et il n’y a pas de fatalité kamerunaise non plus.

La loi de la contradiction nous oblige, en toutes circonstances, à examiner et tenir compte de tels rapports de forces. Si nous consommons la banane alors qu’elle n’est pas mure, nous courrons vers un magnifique mal d’estomac. Et en politique plus qu’ailleurs, dans ce domaine où l’homme n’est plus simplement un objet, mais devient le sujet historique de son devenir, toute action doit s’inscrire dans la perspective du changement des rapports de forces. Le boycott actif de l’élection présidentielle du 9 octobre aurait-il fait avancer ou reculer la lutte dans le contexte actuel ? A chacun de nous de répondre. Et votre réponse, j’en suis sûr, contredira également ces illuminés qui, dans leurs vaines exhortations, réclament à cor et à cri le déclenchement de la lutte armée dans notre pays.

VI. NECESSITE DE TRAVAILLER A LA TRANSFORMATION DE LA QUANTITE EN QUALITE DANS LE CADRE D’ACTIONS TACTIQUES ET STRATEGIQUES.

Lénine dit : «La patience est révolutionnaire.» Ce à quoi certains Kamerunais rétorqueraient : «Mais Biya est là depuis 29 ans ! On va attendre jusqu’à quand ?» Dans le même registre, des personnes plus politisées (militants de certains partis par exemple) se gaussent de nous : «Vous êtes allés aux élections. Est-ce que vous avez alors gagné ? N’est-ce pas qu’on vous a dit ?»

Mais, est-ce que les militants du Manidem ont dit à ces gens que nous allions à l’élection d’octobre 2011 pour battre Biya et nous asseoir sur son siège ? Notre participation à l’élection avait pour objectif de nous permettre d’accroitre nos forces, y compris en termes de forces sociales. Le bilan que nous avons fait ce jour nous a permis de voir ce qu’il en a été. Nous avons ainsi agit, dans le cadre de la politique, en conformité avec la loi dialectique de la transformation de la quantité en qualité (ou loi du progrès par bonds). Cela veut plus expressément dire que nous avons agi dans le cadre de considérations tactiques et stratégiques.

Mais tout d’abord, que dit la loi de la transformation de la quantité en qualité ? Lisons ensemble cet extrait des Principes élémentaires de philosophie, de Georges Politzer :

«Prenons l'exemple de l’eau. Partons de 0° et faisons monter la température de l'eau de 1°, 2°, 3° jusqu'à 98° : le changement est continu. Mais est-ce que cela peut continuer ainsi indéfiniment ? Nous allons encore jusqu'à 99° mais, à 100°, nous avons un changement brusque : l'eau se transforme en vapeur.
Si, inversement, de 99° nous descendons jusqu'à 1°, nous aurons à nouveau un changement continu, mais nous ne pourrons descendre ainsi indéfiniment, car, à 0°, l'eau se transforme en glace.
De 1° à 99°, l'eau reste toujours de l'eau ; il n'y a que sa température qui change. C'est ce que l'on nomme un changement quantitatif, qui répond à la question : « Combien ? » c'est-à-dire « combien de chaleur dans l'eau ? ». Lorsque l'eau se transforme en glace ou en vapeur, nous avons là un changement qualitatif, un changement de qualité. Ce n'est plus de l'eau ; elle est devenue de la glace ou de la vapeur.
Nous voyons donc que l'évolution des choses ne peut être indéfiniment quantitative : les choses se transformant subissent, à la fin, un changement qualitatif. La quantité se transforme en qualité.»
Il en va de même dans la vie politique et sociale. Ici, les gains quantitatifs seront le fruit de nos actions tactiques sur le terrain de la lutte. L’accumulation de nos actions tactiques, dans le cadre d’une dynamique pensée et mise en œuvre par le parti, produira un résultat stratégique (par exemple le renversement de la dictature néocoloniale au Kamerun). Il n’y a pas de fatalité mécanique ici parce que c’est l’homme qui est le sujet de l’histoire.

«Et ce sont précisément les résultats de [leurs] nombreuses volontés agissant dans des sens différents et de leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constituent l'histoire.» (Friedrich Engels)
Et c’est cela, entre autres, qui explique que l’histoire enregistre parfois de brusques accélérations. La patience révolutionnaire n’a par conséquent rien à voir avec la nonchalance et l’inertie.

Le rôle d’un parti révolutionnaire tel que le Manidem est de fusionner ces nombreuses volontés agissant dans des sens différents en une force dynamique, dotée d’une unité de pensée en vue d’une unité d’action. L’impréparation et l’improvisation ne sont pas de mise ici. Les diverses phases (colonialisme, dictatures ouverte ou molle) de notre histoire et des luttes de notre peuple ont impliqué et impliquent encore, à chaque étape, des attitudes et des instruments appropriés aux «changements mécaniques» imposés par les différents pouvoirs. Le caractère dialectique de la lutte de notre peuple nous impose de prendre les choses, non pas avec une rigidité toute mécanique et morale, mais avec la ferme souplesse de l’outil de la dialectique tel que ses lois s’incarnent en politique : action continue, évaluation permanente des rapports de forces, souplesse tactique et fermeté stratégique. C’est pour cela que la lutte révolutionnaire est une activité quasi-scientifique, et le Nègre émotif de Senghor n’y a pas sa place.

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