Eboussi Boulaga |
par Fabien Eboussi Boulaga
« Et pourquoi
des poètes en temps de détresse ? » (Hölderlin)
Cher Enoh Meyomesse,
Vos
amis, de ceux-là qui ne vous oublient pas dans la détresse, m’ont fait parvenir
les poèmes que vous avez écrits dans le lieu de votre détention. Ils ont bien
fait d’y adjoindre un recueil plus ancien, publié aux Editions du Silex, à
Paris.
Assurément,
ils voulaient vous éviter d’être assimilé à la cohorte des écrivains de la
onzième heure qui a éclos ces temps derniers dans l’une des geôles des plus
malfamées d’un régime dont ils ont été de zélés serviteurs. Ils font maison
commune avec vous dans le plus étrange atelier de la plus étrange saison
d’écriture.
Mais
le plus important est que le rapprochement de vos deux textes, distants l’un de
l’autre de plusieurs décennies, révèle leur identité de thèmes, d’atmosphère et
de tonalité. Ils font soudain découvrir qu’ils sont le reflet d’une situation
inchangée, semblable à elle-même hier comme aujourd’hui, de toute une époque,
qui est une longue nuit. A la lettre, « le commencement est la fin » et
réciproquement, pointant ainsi vers la stase d’une société et d’une culture
marquées par la bêtise et l’imposture, la cruauté et l’ensauvagement, au milieu
de complaintes et de ricanements qui épouvantent et affolent l’amour et
l’espérance pourtant bien têtue chez vous. L’absence de solution de continuité
ne concerne pas seulement le passé et le présent. La lamentation qui monte du
fond de votre lieu de détention n’est pas différente de celle qui retentissait
au dehors. Il en est ainsi précisément, parce qu’à l’évidence, le «
Sitz-in-Leben » de ces mélopées qui la déclinent n’a pas changé du tout au
tout. Comprenons par là que le cadre et les circonstances de vie où elles
s’entendent et se laissent interpréter les unes et les autres en leur structure
spécifique, comme un « genre littéraire », est le même. En prenant la
partie pour le tout, appelons ce site ou cette scène prison. Celle-ci, par la
vertu de cette métonymie, surgit comme le symbole saisissant d’une formation
sociale d’enfermement caractérisée par une promiscuité sans recul, des
conditions de vie sordides et débilitantes, vexatoires et humiliantes, par la
perte du sens de la réalité et des proportions, une cruauté anonyme et baroque
émanant d’un imaginaire de délire et de simulacre. Maîtres et esclaves,
victimes et bourreaux, geôliers et prisonniers s’y enlacent en une étreinte «
d’impouvoir » et de déshumanisation réciproque. Cette situation a été décrite,
avec une indépassable pertinence et exactitude, par Achille Mbembe. L’obscène
et le grotesque constituent l’identité du régime de domination qui est notre lot.
Ils sont habituellement, croit-on, le fait de la « plèbe » qui sape, par
la dérision et la parodie, les canons et fondements officiels du pouvoir des
puissants, mettant à nu son caractère arbitraire et vertigineux, ses
prétentions illusoires. Le paradoxe est que le peuple-cible mime et réplique
l’obscénité et la vulgarité qui sont inhérentes à ce pouvoir et à son mode
d’exercice le plus ordinaire, « dans les lieux et les temps où le pouvoir
d’État organise la mise en scène de sa magnificence ; dans l’apparat avec
lequel il met en scène sa majesté et son prestige ; et dans la façon dont il
les donne à contempler à ses cibles ». Il en résulte un « rapport de
promiscuité » des uns avec les autres, une « tension conviviale »,
doit-on oser ajouter : « C’est précisément cette logique de familiarité et
de domesticité qui a, pour conséquence inattendue, pas forcément la résistance,
l’accommodation, le désengagement, le refus d’être capturé ou l’antagonisme
entre les faits et gestes publics et les autres sous maquis, mais la
zombification mutuelle des dominants et de ceux qu’ils sont supposés dominer.
C’est elle qui les conduit à se déforcer réciproquement et à se bloquer dans la
connivence, c’est-à-dire dans l’impouvoir ». Le rapprochement de vos deux
textes nos suggère donc immédiatement la prison comme l’exemplification ou le
symbole le plus parlant de notre condition actuelle,
«un face à face avec la terrible fermeture
postcoloniale et son étourdissante affirmation d’impuissance, et ses pulsions
et ses déchaînements démesurés, et ses effrois irraisonnés, et sa force
psychotique, grotesque et bouffonne, qui ne respecte plus rien, ni les choses,
ni les femmes, ni les hommes, ni les vieux, ni les gamins et les gamines, qui
insulte, frappe, méprise, se gave de vin et de nourriture, crache, vomit,
s’étrangle d’indigestion, cette démence, et cette vénalité, la bestialité, ce
qui est vraiment inquiétant, et le pouvoir d’accomplir le mal, juste comme ça,
le pouvoir d’infliger le supplice et la mort à midi, l’impunité mon Dieu,
surtout l’impunité, au ‘’Togo’’, … au ’’Cameroun’’, … , l’anthropophagie comme
mode de gouvernement, l’État-cannibale qui dévore, se repaît du corps des gens,
les suicide à petit feu, cette part démoniaque du pouvoir et du commandement,
et cette orgie de l’anéantissement qui viennent contredire chaque soir, chaque
midi et chaque matin, le désir qu’a chacun de nous de durer, nous empêchant,
tous, de comprendre la nuit du monde africain, et de porter un souci conséquent
à notre propre existence. Avoir vécu et continuer de vivre cette corruption et
ce trépas quotidien au quotidien ne justifie peut=être pas nos pauvres vies de
Nègres. Que sont-elles, de toutes les façons, puisque, nés au lever du soleil
ou à la tombée du jour, combien d’entre nous meurent avant l’aube, dans un
lancinant craquement de mâchoires, la course prématurément achevée, le cri
strident et inexaucé» (Achille Mbembe).
Je
n’ai pas à m’excuser de la longueur de cette citation. Je trouve que ce texte
est le meilleur exergue à votre recueil. Ce poème en prose est un hululement
qui retentit dans la nuit du monde camerounais, pleurant tant de vies gâchées.
Il évoque la force d’un torrent de boue charriant de débris et déchets de nos
existences et de nos espérances dévastées. Naguère Mongo Beti cherchait un
fidèle et digne Mémorial, portant témoignage auprès des générations futures de
ce que fut notre époque. Il le trouva dans un ouvrage de chantier abandonné et
qui évoquait « à la fois quelque diplodocus par le gigantisme et la
difformité, le clochard par son délabrement prématuré, le lépreux par le
moignon dressé vers le ciel comme pour appeler au secours ou dénoncer un
criminel ». Il souhaite le voir « conservé en l’état » et survivre
aux temps et à ceux qui l’ont produit, ne serait-ce que par l’image
photographique, dans le témoignage des écrivains, des poètes, des chroniqueurs
». Ce monument, révélateur comme un énorme acte manqué historique, Mongo Beti
nous le dévoile solennellement : « L’immeuble ministériel n°1, chantier
abandonné par excellence, matérialise comme rien d’autre ne pouvait le faire la
monstruosité historique que demeurera à jamais le Renouveau, une bizarrerie qui
défie toute raison …C’est comme un condensé des difformités et des hideurs du
biyaïsme… ». Malgré les plaques dorées dont les Chinois l’ont habillé,
l’immeuble ministériel n° 1 (comme l’homme de la rue continuera de l’appeler)
reste éléphantesque, d’une laideur pataude. Le roi est nu sous ses vêtements,
qui sont transparents pour nos mémoires et nos souvenirs. En imagination nous
revoyons les scènes de cinéma fantastique dont ce lieu fut le théâtre en plein
centre de la ville capitale. Mais avec les prisons camerounaises, notoirement
connues au-delà de nos frontières (pour leur décrépitude, leur sordide, leur
surpopulation, leurs taux élevés de morbidité et de mortalité, d’évasions
réprimées dans le sang, bref pour leurs conditions cruelles, inhumaines et
dégradantes), nous avons la production la plus totale et la moins contestable
de notre régime qui renouvelle ou reconduit en le portant à son comble et à sa
perfection le moment colonial de notre histoire, le mépris et la violence
brute, « sans fard ». La croissance de la population carcérale et de sa densité
au mètre carré est une de nos meilleures performances et un des acquis du «
Renouveau », une de ces rentes des « âges farouches » qu’il a su non seulement
conserver mais qu’il a fait fructifier au centuple. Ce sont là autant de lieux
de mémoire les plus évidents que nous avons le devoir de préserver. Kondengui,
New-Bell, Tcholliré, Mantoum, je n’ai pas à égrener tous ces hauts-lieux qui
ont vocation à devenir autant de stations de souffrance, d’un chemin de croix à
revivre par les générations à venir pour en prévenir le retour, hélas toujours
possible. Il nous incombe déjà d’en faire l’inventaire exhaustif, d’empêcher
qu’on ne les enveloppe dans une chape d’oubli, et que la dénégation effrontée
de leur existence ne s’empresse d’en effacer les traces. Ce forfait devra
rendre amnésiques les milliers de ceux qui ont séjourné dans ces geôles
d’infamie, les bâillonner pour que jamais ils ne les évoquent. Vaste programme
! Que faire de la multitude des évadés qui affrontent les périls mortels des
déserts et des mers pour fuir un pays qui les emprisonne et étouffe leur liberté
et leur urgent besoin une vie humaine, plus humaine, qui déjà les transforme en
zombies, en morts-vivants ? Comment sont-ils insensibles et sourds aux
bienfaits dont on répète qu’ils sont inondés ? Le discours de mensonge qui nous
submerge, en appui à une coercition permanente, ne survit jamais à ceux qui en
ont fait un mode de « commandement » et un genre de vie.
«
Et pourquoi des poètes en temps de détresse » ? Tel est le fond du problème.
Peut-être avez-vous déjà répondu à cette question que se posait Hölderlin et
qui n’a cessé de donner à penser à d’autres, poètes et non poètes. Vous l’avez
fait d’une façon qui peut simplement paraître tautologique et triviale, à
savoir que vous habitez la prison « en poète », en continuant à faire des
poèmes. Il se pourrait qu’il en soit ainsi de fait. Les geôles sont le lieu
unique où se découvre et se décrit, phénoménologiquement ou concrètement, la
vraie nature d’un système qui semble plus productif de misère crasseuse,
d’asservissement, d’arbitraire et de violence brute que d’enrichissement et de
modernité efficace, d’émancipation, de respect et de civilité conviviale. La
puissance de la machinerie de la représentation étatique et administrative et
de sa théâtralisation est « éclipsée par les horreurs dont il est le prix et le
nécessaire accompagnement. C’est de ces bas-fonds (« de profundis »), de ces «
barathres infects »(A.Césaire), qu’il faut appréhender les politiques
camerounaises, c’est-à-dire de l’homme du dernier rang, de l’en-bas d’en-bas,
qui subit tout le poids de l’exploitation et de la dégradation multiforme et
quotidienne. Il fournit ainsi, (pour paraphraser à peine Cl. Lefort commentant
Soljenitsyne), « le point de vue de la totalité » qui permet « de démonter par
l’analyse le réseau des forces de répression, d’exposer les rouages de la «
justice » et de l’administration pénitentiaire. Il permet de reconstituer la
genèse du système, de faire entrevoir les principaux traits de notre société,
et dirais-je surtout la chaîne selon laquelle se déroule la corruption et la
privatisation de l’État, que se tisse la trame des arrestations et des
emprisonnements, des instructions, de la prédation des ressources, de
l’exploitation et parfois des massacres et de l’extermination.
Et
pourquoi des poètes en temps de détresse ? La réponse tirée du geste que vous
aviez effectivement accompli pouvait demeurer une trivialité, tout au mieux la
constatation admirative d’une endurance ou d’une discipline relevant de
l’exploit, celui de faire de la poésie et d’écrire des poèmes dans des
conditions parmi les plus défavorables qui soient. Elle se surpassait et
sonnait juste en concluant par cette généralité selon laquelle il est de
l’essence de la poésie d’échapper à l’incarcération, d’escalader, par la vertu
de l’imagination, les murs les plus hauts et les plus escarpés. Ainsi, par
exemple, rien ne pourra empêcher, tandis que vous êtes au tribunal devant des
juges tropicaux, que la fameuse « folle du logis » ne vous transporte dans
l’arctique sur un morceau de banquise en dérive devant une rangée de pingouins
emperruqués et empotés qui vous haranguent dans leur incompréhensible
baragouin. Nous pouvons à présent faire un pas de plus et donner à votre
réponse un sens et une force autrement plus spécifiques. Le poète qu’il nous faut,
dans notre détresse, est celui qui, ayant été mis involontairement ou s’étant
placé volontairement au point de point de vue du témoin radical vers qui
convergent toutes les iniquités, les turpitudes et les horreurs de la
domination, habite poétiquement son site épiphanique, transformant ses visions
et ses expériences en paraboles de la destinée de tous et en figures sorties
des abîmes qui peuvent s’ouvrir à tout instant sous nos pieds. Il est alors
(selon cette caractérisation générale faite à partir du portrait de Bertolt
Brecht par Hannah Arendt) ce « quelqu’un qui se doit de dire l’indicible, qui
se doit de peut demeurer silencieux en des circonstances où tous le sont… ». Il
faut ajouter immédiatement à ce qui n’est qu’une condition nécessaire une restriction
capitale qui la rendra également suffisante : « et qui de ce fait se doit de
prendre soin de ne pas trop parler des choses dont tout le monde parle ». En
fait, c’est ce dernier impératif qui est fait office de pierre de touche, de «
schibboleth » qui détecte le faux à seule énonciation. Dans notre monde de
confusion généralisée qui unit oppresseurs et opprimés , bourreaux et victimes
dans la connivence d’un même discours de pouvoir, dans un conformisme
idéologique de granit, bref dans ‘‘la zombification mutuelle des dominants et
de ceux qu’ils sont censés dominer’’ parler de sa propre voix , de ce qu’on en
apprend , en silence, du fond de son expérience la plus personnelle ou en
s’identifiant à l’homme de rien, sans sacrifier au « ethniquement, nationalement
, africanement et politiquement correct » , c’est vraiment la mer à boire.
Enfermés
dans un enclos trop étroit, les moutons ne se mettent pas à rugir de colère
mais à bêler de plus belle. Voyez autour de vous. Les hommes d’appareil qui
sont vos voisins sinon vos compagnons d’infortune. Ils ont « découvert » la
littérature, mais comme une expression de distinction. Ils n’écrivent pas d’en
bas, d’un point de vue qui « donne sur toutes les avenues du monde
bureaucratique » d’où ils été évacués. Ils s’expriment d’en haut pour faire
leur apologie, pour protester de leur probité, de leur loyalisme de serviteur
du Bien public, l’État qu’incarne son Chef, comme il est l’incarnation de la
grande Cause, à savoir la Stabilité et la Paix, conditions du Développement et
des Investissements étrangers. Ils l’ont fait au nom de valeurs patriotiques,
nationales et citoyennes humanistes et morales, selon les qualités et les
compétences requises par la modernité. Ils croient qu’ils sont là où ils se
trouvent par accident ou par erreur, qu’une information exacte dissiperait les
malentendus ou les manigances d’esprits envieux ou malveillants. Parvenant aux
oreilles de la plus haute autorité, du Chef qui est juste par définition, la
vérité mettrait aussitôt à leur injuste sort. N’allez pas leur demander de
faire de leur environnement et de leur « mésaventure » une source d’inspiration
qui ne se traduise aussitôt en clichés et abstractions sur la condition humaine
en général soumises aux épreuves, au malheur, la souffrance et à la mort
appelant de ce fait de se transcender dans la spiritualité, la mystique et la «
raison philosophique ». N’attendez pas d’eux des imprécations contre ce qui les
broie, eux ses propres agents, qui se sont identifiés à sa machine travaillant
à en broyer d’autres, écrasant aveuglément des centaines d’autres individus,
dont ceux qui, comme des rats et des cafards, occupent le même espace qu’eux. A
vrai dire, ils ont vite reconstitué en esprit les murs et la superbe qui les
séparaient au-dehors de ces hommes sans statut ni qualités. La ségrégation des
quartiers existe dans leur enfer et les met à part. Le patois caractéristique
de leurs ouvrages ne fait qu’exprimer la vision du monde contraignante qui est
sous-jacente à la langue du pouvoir.
Que
serait la littérature du point de vue du détenu de l’en-bas d’en bas, sinon une
investigation passionnée en vue de comprendre cet univers carcéral avec ses
labyrinthes dans lequel il est sans l’avoir voulu, sans savoir pourquoi ? Elle
signifierait la nécessité vitale contenue dans l’injonction suivante bien
connue : « Parle ou crève » ! Et ce qui s’entendrait alors, serait une voix
unique, absolument singulière de quelqu’un. A l’auteur d’une telle parole
s’appliquerait exactement ce qu’on a écrit de Soljenitsyne émergeant de
l’archipel du Goulag en porte-parole de ses habitants sans voix, à destination
d’un monde ne parlant qu’une langue de bois, retentissant de la propagande
incessante d’un pouvoir tautologique : « A un monde déserté par la parole
vivante, voué à la monotonie de l’affirmation, seul pouvait répondre, de ce
monde seul pouvait prendre la mesure un homme disant : je ». Et pourquoi des
poètes en tant de détresse ? Ils nous enseignent à écrire le poème de nos
existences et à habiter poétiquement notre monde, en l’inscrivant dans
l’élément et la lumière de la vérité.
Mais
comment sortir de l’empire du faux, du simulacre et du mensonge structurel qui
caractérise la postcolonie, où l’on fait « littéraire », « poétique » ou «
philosophique » sans faire la littérature, sans faire la poésie, sans faire la
philosophie et où les Chefs ne dirigent rien, ne gouvernent pas , n’ont pas
prises sur les choses, mais jouent les Chefs selon un cérémonial fixe et
immuable fait de rites, de paroles et de gestes consacrés ? Il y a quelques
années, Achille Mbembe m’a posé la question suivante : « S’agissant de la
culture de la dérision, l’écrivain Sony Labou Tansi avait coutume de dire qu’il
avait la ‘‘curieuse impression que l’Africain se joue la comédie à vie ‘’
Partagez-vous ce point de vue ? Si oui, comment expliquez-vous ce côté théâtral
de notre vie » ? Je crois que j’ai répondu de façon trop péremptoire et quelque
peu conventionnelle à cette question vraiment troublante. Je tends à partager
le point de vue du grand écrivain et poète congolais. J’admets que son
observation porte plus loin que la Brazzaville de la sape, de la danse et du
meurtre politique comme l’un des beaux-arts. Je crois qu’il est patent dans ce
qui nous tient lieu d’espace public. Je dois avouer que tout autant la
littérature et la poésie « camerounaises » m’ont toujours parues les
hauts-lieux des mimétismes qui dévorent la substance de nos vies et les rendent
dérisoires. J’ai toujours ressenti comme une sorte de malédiction originelle
d’avoir placé les arts et les lettres chez nous sous le signe de l’hymne
national. Je n’ai jamais voulu ou mieux que je n’ai jamais pu le chanter : tant
ses mots et ses rimailleries me restaient en travers d’une gorge étranglée de
honte. Voilà un maladroit exercice scolaire d’imitation que nous allions ériger
en texte sacré pour signifier, évoquer et glorifier un moi fantasmatique
national. Pendant dix ans d’indépendance, nous avons assumé, sans vergogne, les
étapes de l’évolutionnisme ethnologique de Morgan et continuer de clamer
fièrement (ou stoïquement pour les cyniques ou les plus désespérés) quel chemin
nous avions déjà parcouru dans notre progrès à grands pas vers la civilisation
et l’humanité :
« Ô
Cameroun, berceau de nos ancêtres,
Autrefois
tu vécus dans la barbarie.
Comme
un soleil qui commence à paraître,
Peu
à peu tu sors de ta sauvagerie … »
Je
ne peux m’empêcher de voir ce conformisme et ce mimétisme empressés à revêtir
des identités fantasmatiques la source de cette impression oppressante que nous
nous jouons la comédie. En effet, nous rend captifs et improductifs scellant
notre « intimité » avec la tyrannie, notre impouvoir et notre « déforcement »
réciproque un réseau de notions ou croyances telles que le patriotisme, le
nationalisme, l’identité, la tradition ou la culture et le peuple africains
authentiques, la lutte pour leur réhabilitation ou leur renaissance glorieuse,
la compassion et les vitupérations en faveur des vaincus, des victimes du
mépris et des exploités de toujours, leur revanche, le développement
économique. Tel est le répertoire des concepts de notre irréalisation, quand il
fournit la thématique de nos discours, de notre littérature et de notre poésie.
Telle est la dogmatique identitaire qui parasite toute expression et la
transforme en bavardage, en ce « on » qui est l’idole de l’identité de ceux qui
se jouent la comédie à eux-mêmes. Son langage (système de concepts, type
d’explication ou d’argument) est immédiatement compris de tous, mais pour faire
écran entre l’individu et la réalité, éteindre toute curiosité, toute
connaissance et toute surprise de la libre créativité. La détresse la plus
grande est celle qui s’ignore en se répandant en bavardage généralisé,
collectif. C’est elle qui appelle d’urgence l’éclosion de vrais poètes, qui disent
l’indicible du fond du plus grand silence, qui avancent « comme s’ils voyaient
voir l’invisible »
C’est
tout mon plus profond souhait pour vous : soyez plus totalement poète que
jamais. Habitez votre nom, dans ce » lieu flagrant et nul comme un ossuaire des
saisons », rassemblez « aux syrtes » de ce plus qu’exil qu’est la prison « un
grand poème né de rien, un grand poème fait de rien » (Saint-John Perse). La
plus grande faute que puisse commettre un poète est de chanter la tyrannie, les
puissants du jour, les idoles du sang, de l’or et du sexe, enfin de se mentir.
Péguy un autre poète a eu ce mot terrible : « On n’apprend pas dans une société
qui se ment ». Le plus grand châtiment réservé à un tel poète ? « Ce qui peut
arriver de pire à un poète, c’est de cesser d’être poète…Car le seul châtiment
qu’un poète puisse subir, mise à part la mort, c’est bien entendu, la perte
soudaine de ce qui, tout au long de l’histoire humaine , est apparu comme un
don des dieux ». Les hommes savent aussi que les poètes font rarement de bons
citoyens, qu’ils manquent de gravité, qu’on ne peut guère compter sur eux et
qu’ils ne sont pas toujours tout à fait responsables. S’il en est ainsi, « ils
ne peuvent évidemment se dégager de tout ». Mais, poursuit Hannah Arendt, « où
faire passer la ligne de démarcation ? Nous ne sommes guère capables nous,
leurs concitoyens, d’en décider. Villon finit presque à la potence ---
peut-être à juste titre, Dieu seul sait--- mais ses ballades nous enchantent
encore et nous lui en faisons gloire. Il n’est pas de moyen plus sûr pour se
rendre ridicule que d’établir un code de conduite à l’intention des poètes---
bien qu’un assez grand nombre d’hommes sérieux et respectables l’aient fait ».
Et nous concluons avec soulagement à sa suite : « Heureusement pour nous et
pour les poètes, nous n’avons pas à nous donner cette peine absurde ni à nous
en remettre à nos critères de jugement usuels ». Pourquoi ? Depuis toujours,
nous rappellerait Platon, les hommes préfèrent les folies qui viennent des dieux
à la sagesse des hommes. Ils ont toujours un faible et beaucoup d’indulgence
pour les artistes et les poètes. Ils penchent à dire que les péchés des poètes
ne sont pas graves (Dichter sündigen nicht schwer), dit l’un d’eux, Goethe. Un
autre a imaginé un châtiment plus approprié de la part d’un Dieu, somme toute
poète créateur, qui lors du jugement dernier, condamnera le poète à pleurer de
honte, en récitant par cœur les poèmes qu’il aurait écrit si sa vie avait été
bonne:
God may reduce you
on Judgment Day
to tears of shame
reciting by heart
the poems you would
have written, had
your life been good
(W.H.Auden)
Dans
l’attente de vous voir bientôt, enfin libre, et de faire plus ample
connaissance avec vous, dont les photos font irrésistiblement penser au Mahatma
Gandhi, plutôt qu’à Al Capone,
Je vous envoie mes salutations dévouées en toute sympathie
Je vous envoie mes salutations dévouées en toute sympathie
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